Homélie du Père Emmanuel Schwab

Jeudi 9 mai 2024 : Ascension du Seigneur – Année B

1ère lecture : Actes 1,1-11

Psaume : 46 (47),2-3,6-7,8-9

2ème lecture : Éphésiens 4,1-13

Évangile : Marc 16, 15-20

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« Après ces paroles, tandis que les Apôtres le regardaient, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs yeux », et depuis ce jour, là, nous ne voyons plus Jésus… Le Ciel dont nous parlons, auquel nous faisons référence à chaque fois que nous prions le Notre Père — Notre Père, qui est aux cieux — ce Ciel, ce “beau Ciel” comme aime le nommer sainte Thérèse, ce beau Ciel, nous dit-elle, est notre Patrie et cette terre est un exil. 

C’est ce que nous chantons, notamment dans le Salve Regina : exules filii Hévæ … in hac lacrimárum válle, fils exilé d’Eve dans cette vallée de larmes. Et pour sainte Thérèse, ce couple exil-Patrie est très structurant de sa vie spirituelle. Elle comprend que la plénitude de la vie, c’est le Ciel. C’est cette Patrie vers laquelle nous marchons, mais qui ne dévalorise en rien la vie sur cette terre. Dans ses dernières semaines, sœur Marie de la Trinité fait une remarque à Thérèse ; elle lui dit : « Oh, que la vie est triste ». Et Thérèse réagit avec vigueur, elle lui répond : 

« La vie n’est pas triste ! elle est au contraire très gaie. Si vous disiez : “L’exil est triste”, je vous comprendrais. On fait une erreur en donnant le nom de vie à ce qui doit finir. Ce n’est qu’aux choses du ciel, à ce qui ne doit jamais mourir qu’on doit donner ce vrai nom ; et, à ce titre, la vie n’est pas triste, mais gaie, très gaie !… »

Par le baptême, le Christ fait de nous les membres de son Corps. Je disais que nous ne voyons plus Jésus depuis l’Ascension, mais nous voyons son Corps qui est l’Église. Le monde voit des chrétiens ; ces chrétiens, ce sont ceux qui ont reçu cette grâce du baptême qui les configure au Christ et qui fait d’eux les membres de son Corps. Comment vivre ? Comment vivre sur cette terre lorsque notre tête, le Christ, est au Ciel ? Cette question n’est pas nouvelle. Dans un de ses sermons, saint Augustin dit ceci :« Pourquoi ne travaillons-nous pas, nous aussi, sur la terre, de telle sorte que par la foi, l’espérance, la charité, grâce auxquelles nous nous relions à lui, nous reposerions déjà maintenant avec lui, dans le ciel ? Lui, alors qu’il est là-bas, est aussi avec nous ; et nous, alors que nous sommes ici, sommes aussi avec lui. Lui fait cela par sa divinité, sa puissance, son amour ; et nous, si nous ne pouvons pas le faire comme lui par la divinité, nous le pouvons cependant par l’amour, mais en lui. » (Office des lectures de l’Ascension)

À l’Ascension, les anges posent aux hommes de Galilée une question qui ressemble à un reproche : « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ? » Mais le reproche, ce n’est pas de regarder le ciel ; c’est de rester là sans bouger ! La Lettre aux Hébreux nous invitera à garder les yeux fixés sur Jésus-Christ qui est à l’origine et au terme de notre foi (Hb 12,2). Bien sûr qu’il nous faut garder les yeux fixés sur notre horizon, sur ce “beau Ciel” vers lequel nous marchons, comme le montagnard a sans cesse en tête le sommet vers lequel il avance, parfois sans le voir. Mais il s’agit de ne pas rester planté là en attendant que les choses se passent. Il s’agit d’agir en ce monde par la foi, l’espérance et la charité. « L’Église, disait le saint pape Paul VI, existe pour évangéliser » (Evangelii nuntiandi n°14) et l’évangélisation n’est pas d’abord un discours : c’est d’abord un acte de salut qui se manifeste à travers nos vies converties. Nous avons entendu, dans la Lettre aux Éphésiens ce que l’apôtre nous demande, ce à quoi il nous exhorte : « Moi qui suis en prison à cause du Seigneur, je vous exhorte donc à vous conduire d’une manière digne de votre vocation ». 

Nous l’entendions dimanche dernier : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, dit le Seigneur, c’est moi qui vous ai choisis et établis afin que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure ». Nous sommes tous appelés par le Seigneur, et il s’agit de mener une vie digne de cet appel, de cette vocation. Paul poursuit : « Ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez soin de garder l’unité dans l’Esprit

par le lien de la paix. ». Voilà un beau programme ! Et lorsque Paul nous invite à nous supporter les uns les autres avec amour, la première personne que nous avons à supporter, c’est nous-mêmes et ce n’est pas le plus simple ! Il nous faut apprendre à nous supporter nous-mêmes avec humilité, douceur et patience, à nous aimer nous-mêmes comme le Christ nous aime, lui qui est doux et humble de cœur. Nous ne pourrons pas aimer notre prochain comme nous-mêmes si nous ne travaillons pas à nous aimer nous-mêmes avec humilité, douceur et patience, à nous supporter avec amour. Le Christ laisse au milieu du monde son Église, qui n’est pas seulement témoin de ce que Jésus a réalisé par sa mort et sa résurrection, mais qui rend présent aujourd’hui dans le monde l’amour dont le Christ a aimé le monde, tous les hommes. Et comment rendons-nous cet amour présent ? En nous aimant les uns les autres comme le Seigneur nous a aimés. Nous sommes en exil sur cette terre, en marche vers la Patrie, mais en même temps, cette Patrie vers laquelle nous marchons, cet horizon de nos vies est déjà présent en cet exil.

Dans la Lettre aux Éphésiens dont nous avons entendu quelques versets, au premier chapitre, Paul nous rappelle que nous avons reçu l’Esprit promis par Dieu qui est comme une “avance sur notre héritage” (1,14). 

L’Esprit Saint rend présent ce beau Ciel dans nos vies. Les sacrements de l’Église sont des gestes de puissance de notre Patrie du Ciel qui se jouent dans notre exil. L’Esprit Saint rend présent Jésus, et Jésus rend présent le Ciel.

Thérèse a de très belles paroles dans une lettre à sa sœur Agnès, elle lui dit : 

Oh ! que la terre est exil !… Il n’y a aucun appui à chercher en dehors de Jésus car Lui seul est immuable. Quel bonheur de penser qu’il ne peut changer… (LT 104 à sœur Agnès, 6 mai 1890)

Oui, en cette terre d’exil, Jésus immuable, définitivement vainqueur, rend présent le Ciel. Et en cette terre d’exil, nous avons à manifester ce qu’est le Ciel vers lequel nous marchons, peut-être plus encore aujourd’hui qu’hier, parce que notre monde occidental a perdu complètement toute boussole. Ayant évacué le Créateur, la vie de la créature n’a plus de sens. Nous avons à témoigner du sens de la vie humaine. Nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu et notre vocation, c’est d’entrer dans la pleine communion avec Dieu. C’est cela qui illumine notre chemin, qui en dit le sens, qui en dit la valeur, qui dit la valeur de toute vie humaine… et même qui éclaire le sens mystérieux de la souffrance et de la mort.

Dans sa très belle poésie du mois de janvier 1897, donc la dernière année de Thérèse, la poésie Mon « Ciel ici-bas », cette strophe que Thérèse récitera par cœur le 2 août quand elle est à l’infirmerie, elle dit :

Ta Face est ma seule Patrie
Elle est mon Royaume d’amour
Elle est ma riante Prairie
Mon doux Soleil de chaque jour
Elle est le Lys de la vallée
Dont le parfum mystérieux
Console mon âme exilée
Lui fait goûter la paix des Cieux.
(PN 20)

Quand Thérèse récite cette strophe le 2 août 1897, atteinte de tuberculose, elle souffre le martyre, elle est régulièrement en train d’étouffer. Et cette présence du Christ dans lequel elle met sa foi, lui est une douce consolation, une douce présence qui éclaire son chemin bien obscur et qui lui permet de persévérer dans la foi, l’espérance et la charité. 

Oui, en cette fête de l’Ascension, il nous faut garder les yeux levés vers le Ciel, contempler cette Patrie vers laquelle nous marchons alors que nous sommes en exil sur cette terre. 

Mais il ne nous faut surtout pas rester plantés là à regarder. 

Il nous faut nous mettre en marche à la suite de Jésus sans relâche, sans jamais nous décourager, pour avancer et parvenir, par sa Passion et par sa Croix, à la gloire de sa résurrection.

Amen