Homélie du Père Emmanuel Schwab
1ère lecture : 1 Rois 17,10-16
Psaume : 145 (146),6c.7,8-9a,9bc-10
2ème lecture : Hébreux 9,24-28
Évangile : Marc 12,38-44
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Les plus perspicaces d’entre vous — ou ceux qui ont pris la bonne habitude de relier les évangiles du dimanche l’un à l’autre en allant chaque semaine voire dans leur Bible ce qui s’est éventuellement passé entre les deux dimanches —se seront dit : tiens, puisque Jésus est dans le Temple, alors que nous lisons un Évangile synoptique, c’est donc que nous sommes dans la dernière semaine de la vie terrestre de Jésus… puisque dans les Évangiles synoptiques, Jésus n’est dans le Temple qu’à partir du dimanche des Rameaux, qui est le dimanche qui précède sa Passion. Il y a 15 jours, nous entendions l’évangile de Bartimée à Jéricho, dernière étape de Jésus avant d’entrer à Jérusalem. Et nous avons sauté tout le chapitre 11 et une bonne partie du chapitre 12 aussi : le chapitre 11 relate l’entrée de Jésus à Jérusalem et les vendeurs chassés du Temple, le chapitre 12, un certain nombre de controverses sur l’impôt à César, la résurrection (avec les Saducéens), puis nous avons entendu dimanche dernier la question du plus grand commandement ; vient ensuite la question de savoir qui est Jésus, fils de David. Et nous arrivons au passage que nous venons d’entendre. Le chapitre 13 sera le grand chapitre dit “apocalyptique”, où Jésus parle de la fin des temps. Et puis les chapitre 14 et 15 décrivent la Passion.
Pourquoi est-ce que je souligne cela ? C’est que nous sommes donc à quelques jours de la mort de Jésus, de sa Passion et de sa mort, et comme nous l’avons entendu dans la deuxième lecture tirée de la Lettre aux Hébreux, le Christ s’est offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude. Il a tout donné, il s’est donné tout entier. Il a offert toute sa vie au Père, et puis aux hommes. C’est au Père qu’il se donne tout entier. Ce que le Fils éternel vit éternellement au cœur de la Sainte Trinité, qui est de se recevoir tout entier du Père et de s’offrir tout entier par amour au Père, lorsqu’il se fait homme, il le vit par l’obéissance filiale et par l’offrande de sa vie, en assumant la mort reçue de la main des hommes pécheurs. Il est le premier à s’offrir ainsi. Jésus attire l’attention sur cette pauvre veuve qui met deux petites pièces dans le trésor du Temple. Il est peut-être le seul à la voir, le seul à voir ce qu’elle fait. Et il nous suggère par-là que ce qu’il enseigne — c’est dans un autre évangile l’évangile de saint Matthieu (6,4) — : Dieu voit ce que tu fais dans le secret et il te le revaudra, il le vit lui-même, lui qui est complètement uni au Père. Rien de ce que nous faisons de bien et de bon n’échappe à Dieu. C’est même le secret de la liberté spirituelle : c’est de vivre sous ce regard de Dieu le Père et non pas sous le regard des hommes.
Jésus voit donc cette pauvre veuve qui met deux petites pièces. Il attire l’attention de ses apôtres à mon sens pour deux choses. La première, c’est de les aider à voir ce que Dieu voit, c’est-à-dire que cette femme a mis là plus que tous les autres réunis parce qu’elle a mis tout ce qu’elle avait pour vivre. On pourrait traduire aussi : elle a mis toute sa vie (ὅλον τὸν βίον αὐτῆς). La deuxième chose ,me semble-t-il, c’est pour attirer l’attention des apôtres sur le fait que si cette femme se donne ainsi tout entier à Dieu, il faut donc que Dieu la prenne en charge et peut-être qu’il faut que les apôtres se soucient de la vie de cette femme, une fois qu’elle sort du Temple…
Qui est cette femme ? Nous n’en savons rien, mais je ne peux m’empêcher de penser à une autre femme, veuve elle aussi, qui va dans quelques jours offrir à Dieu toute sa vie. Je pense à la Vierge Marie : elle a reçu de Dieu cette étonnant enfant qu’est Jésus… Qu’est-ce que Marie a compris de qui est vraiment Jésus, de ce que Dieu fait par Jésus ? Je ne saurais répondre. Mais ce que je sais, c’est qu’au pied de la Croix, elle va donner Jésus, elle va l’abandonner entre les mains du Père. Et Jésus, pour la Vierge Marie, c’est toute sa vie. Et nous savons comment, spirituellement, Marie vit la passion, comment elle-même est intérieurement crucifiée, comment la Parole de Dieu en elle est éprouvée puisque l’annonce qui lui a été faite — il régnera pour toujours sur la maison de Jacob et son règne n’aura pas de fin (Lc 1,33) — est comme déchirée devant le Christ mourant en croix. Marie vit sa foi dans une souffrance indicible. Marie a aussi tout donné.
Si Jésus attire notre attention sur cette pauvre veuve quelques jours avant qu’il entre lui-même dans sa Passion, n’est-ce pas pour nous appeler nous-mêmes à entrer dans cette offrande de notre propre vie ? N’est-ce pas pour nous appeler nous-mêmes à nous donner à Dieu par lui, Jésus ?
Une autre femme nous parle aussi du don de soi qu’elle cherche à vivre. C’est sainte Thérèse de l’Enfant. Jésus, bien sûr. Dans une lettre à “Pauline” — qui est pourtant déjà entrée au Carmel, en 1888, mais c’est une lettre à “Pauline” et non pas à “Sœur Agnès”, qui est le nom de religion de sa sœur Pauline —, elle dit :
O Pauline, quand Jésus m’aura déposée sur le rivage béni du Carmel je veux me donner tout entière à lui, je ne veux plus vivre que pour lui. (LT 43 à Pauline – 18 mars 1888)
Et cela est précieux pour nous d’entendre Thérèse parler ainsi, comme d’autres saints avant elle ou après elle, parce que cela nous encourage nous-mêmes à pouvoir non seulement désirer, mais vouloir nous donner tout entier à Jésus, dans l’état de vie qui est le nôtre.
Plus tard, en 1894, elle écrit à une autre de ses sœurs, Céline, qui n’est pas encore entrée au Carmel, mais qui va le faire deux mois après : Jésus […] sait que c’est bien plus doux de donner que de recevoir. Nous n’avons que le court instant de la vie pour donner au bon Dieu… et Lui s’apprête déjà à dire : « Maintenant mon tour… » (LT 169 à Céline – 19 août 1894)
Sous entendu : mon tour de donner tout.
Oui, il s’agit bien de choisir Dieu de manière radicale, comme lui-même nous a choisis de manière radicale. Souvenez-vous de la parole de Jésus, dans Saint-Jean, qui adresse aux apôtres : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis, afin que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure » (Jn 15,16). Il nous a choisis pour se donner à nous : il nous appelle à nous donner à lui.
Toujours en 1894, Thérèse écrit à sa tante, Madame Guérin, elle lui dit :
Il me semble que Jésus vient se reposer avec délice dans votre maison comme Il le faisait autrefois à Béthanie. C’est bien « Le divin Mendiant d’amour » qui demande l’hospitalité et qui dit « Merci » en demandant toujours davantage à proportion des dons qu’Il reçoit.
C’est quelque chose de toujours étonnant chez Thérèse, c’est que l’avenir ouvre toujours un “davantage”. Je relis cette phrase : Jésus dit merci en demandant toujours davantage à proportion des dons qu’il reçoit…
Elle poursuit :
Il sent que les cœurs auxquels Il s’adresse comprennent « que le plus grand honneur que Dieu puisse faire à une âme ce n’est pas de lui donner beaucoup, mais de lui demander beaucoup ».
Le plus grand honneur que Dieu puisse faire à une âme, ce n’est pas de lui donner beaucoup, c’est de lui demander beaucoup… Qui d’entre nous ose dans sa prière dire au Seigneur : « Seigneur, demande-moi beaucoup et plus encore » ? Seigneur demande-moi beaucoup…
Vers la fin de sa vie, dans la dernière de ses poésies où Thérèse cherche à exprimer tout ce qu’elle a à dire sur la Vierge Marie, dans la 22e strophe de cette longue poésie, on trouve cette parole si connue :
22. Tu nous aimes, Marie, comme Jésus nous aime
Et tu consens pour nous à t’éloigner de Lui.
Aimer c’est tout donner et se donner soi-même
Tu voulus le prouver en restant notre appui.
Le Sauveur connaissait ton immense tendresse
Il savait les secrets de ton cœur maternel,
Refuge des pécheurs, c’est à toi qu’Il nous laisse
Quand Il quitte la Croix pour nous attendre au Ciel.
Aimer c’est tout donner et se donner soi-même… Et Thérèse trouve sa joie à se donner.
Un peu plus tard au mois d’août, un peu moins de deux mois avant sa mort, Thérèse dit :
Ma petite vie, c’est de souffrir et puis ça y est ! Je ne pourrais pas dire : Mon Dieu, c’est pour l’Église, mon Dieu c’est pour la France … etc … Le bon Dieu sait bien ce qu’il faut qu’il en fasse ; je lui ai tout donné pour lui faire plaisir. Et puis ça me fatiguerait trop de lui dire : Donnez ceci à Pierre, donnez ceci à Paul. Je ne le fais bien vite que lorsqu’une sœur me le demande, et après je n’y pense plus. Quand je prie pour mes frères missionnaires, j’offre pas mes souffrances, je dis tout simplement : Mon Dieu, donnez-leur tout ce que je désire pour moi. (CJ 4 août, 8)
Et au père Roulland, elle rapporte cette parole de saint Jean de la Croix sur laquelle elle revient à plusieurs reprises :
Saint Jean de la Croix a dit : « Le plus petit mouvement de pur amour est plus utile à l’Église que toutes les œuvres réunies. (LT 221 au Père Roulland – 19 mars 1897)
Oui, frères et sœurs, le sens de notre vie, le sens de l’existence de toute vie humaine, c’est d’aimer comme Dieu nous a aimés puisqu’il nous a appelés à la vie par amour, quelles que soient les circonstances de notre conception, et que nous sommes à son image et à ressemblance faits pour aimer. Le péché entrave notre marche mais ne l’empêche pas. Et Jésus nous apprend, à partir de la situation où nous sommes, à nous donner, à nous offrir par Lui, avec Lui et en Lui, pour avancer sur le chemin de l’amour.
En contemplant cette pauvre veuve qui met dans le trésor toute sa vie, demandons la grâce, dans cette même confiance que vit cette femme en la providence de Dieu, de savoir nous-mêmes nous donner à Dieu tout entier et vivre cela au quotidien, en nous donnant dans le service humble et charitable de nos frères.
Amen
Père Emmanuel Schwab, recteur du Sanctuaire