Dimanche 16 février 2025

6ème dimanche Pendant l’Année – Année C

Homélie du Père Emmanuel Schwab

1ère lecture : Jérémie 17,5-8

Psaume : 1, -2, 3, 4.6

2ème lecture : 1 Corinthiens 15,12.16-20

Évangile : Luc 6,17.20-26

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On trouve peu, chez sainte Thérèse, la mention de la résurrection de Jésus ou la mention du Christ ressuscité. C’est sans doute parce que Thérèse ne cesse de dialoguer avec lui, et que sa foi dans le Christ de ressuscité transparaît sans cesse par sa manière de vivre avec Jésus au quotidien. L’échange que Thérèse entretient sans cesse avec le Seigneur Jésus est l’échange entre deux vivants. J’aurais presque envie de dire : Jésus est tellement ressuscité aux yeux de Thérèse que c’est vraiment son compagnon de route, même si, à bien des reprises, sa présence est silencieuse et même cachée aux yeux de Thérèse. C’est par la foi qu’elle vit avec lui. C’est par la foi que Jésus est devenu son trésor, et on pourrait même dire son unique trésor.

Dans l’Évangile de Luc, la version de ce que nous appelons les Béatitudes est différente de celle de saint Mathieu. C’est sans doute à l’origine, le même enseignement du Seigneur qui nous est rapporté de deux manières différentes. La traduction que nous avons entendue rajoute un petit mot qui donne une interprétation de la première des béatitudes et qui me semble en limiter le sens ; car nous avons entendu “heureux vous les pauvres”. Ce n’est pas ce que porte le texte grec d’origine ni sa traduction latine qui est presque la traduction officielle dans l’église latine : il y a juste écrit “heureux les pauvres”… « Heureux les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous » ; c’est-à-dire : puisque Dieu vous a donné le Royaume, heureux ceux qui sont pauvres et qui ont donc de la place en eux pour l’accueillir. Mais « malheur à vous les riches, car vous avez votre consolation ». L’annonce, c’est que le Royaume nous est donné ! La question qui nous est posée, c’est : y a-t-il dans ma vie de l’espace pour accueillir ce Royaume ? Si tout est occupé dans mon cœur, si je suis riche de moi-même, de mes possessions, de mes amitiés… il n’y a pas de place pour le Seigneur, pour le Royaume et sûrement pas de place au centre pour le Seigneur.

Sainte Thérèse, très tôt, fait cette expérience que les biens de ce monde, que la logique de ce monde ne peut pas combler son cœur. Elle écrit ainsi dans le manuscrit A : Le bon dieu m’a fait la grâce de ne connaître le monde que juste assez pour le mépriser et m’en éloigner.

Elle va retourner à Alençon où elle est née, où elle a vécu jusqu’à la mort de Zélie quand elle avait quatre ans et demi, avant d’arriver à Lisieux ; elle retourne à Alençon pour une quinzaine de jours quand elle a une dizaine d’années ; elle dit :

Je pourrais dire que ce fut pendant mon séjour à Alençon que je fis ma première entrée dans le monde. Tout était joie, bonheur autour de moi, j’étais fêtée, choyée, admirée ; en un mot, ma vie pendant quinze jours ne fut semée que de fleurs… J’avoue que cette vie avait des charmes pour moi. La Sagesse a bien raison de dire : « Que l’ensorcellement des bagatelles du monde séduit l’esprit même éloigné du mal. » A dix ans le cœur se laisse facilement éblouir, aussi je regarde comme une grande grâce de n’être pas restée à Alençon ; les amis que nous y avions étaient trop mondains, ils savaient trop allier les joies de la terre avec le service du Bon Dieu. Ils ne pensaient pas assez à la mort et cependant la mort est venue visiter un grand nombre de personnes que j’ai connues, jeunes, riches et heureuses !!! J’aime à retourner par la pensée aux lieux enchanteurs où elles ont vécu, à me demander où elles sont, ce qui leur revient des châteaux et des parcs où je les ai vues jouir des commodités de la vie ?… Et je vois que tout est vanité et affliction d’esprit sous le Soleil… que l’unique bien, c’est d’aimer Dieu de tout son cœur et d’être ici-bas pauvre d’esprit…

Elle ajoute :

Peut-être Jésus a-t-il voulu me montrer le monde avant la première visite qu’Il devait me faire afin que je choisisse plus librement la voie que je devais lui promettre de suivre. L’époque de ma première Communion est restée gravée dans mon cœur, comme un souvenir sans nuages, il me semble que je ne pouvais pas être mieux disposée que je le fus et puis mes peines d’âme me quittèrent pendant près d’un an. Jésus voulait me faire goûter une joie aussi parfaite qu’il est possible en cette vallée de larmes… (Ms A32v)

Peut-être que les paroles de Thérèse nous semblent excessives, mais souvenons-nous de ce que dit le Seigneur : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6,21).

Le Royaume de Dieu est à vous, alors heureux les pauvres !

Il y a certes la question de la pauvreté matérielle. On parle beaucoup aujourd’hui de la sobriété heureuse. Je pense qu’il y a quelque chose de juste dans cette idée. La société de consommation dans laquelle nous sommes a rempli nos placards de choses obsolètes que nous n’utilisons plus, et nous nous cassons la tête, nous nous creusons les méninges à chaque fois qu’il y a un anniversaire ou une fête pour savoir quelle chose inutile nous allons pouvoir offrir. Je n’exagère pas… C’est ça que nous vivons, bien souvent ! — Peut-être pas les plus sages d’entre nous — Il y a donc sûrement quelque chose à faire, à revoir, dans notre manière de vivre, un examen de conscience à faire sur notre rapport au bien de ce monde.

Où est mon trésor ? À quoi suis-je attaché ? Qu’est-ce que je fais de temps en temps pour me détacher de cet esprit de possession ?

Mais il y a autre chose dans cette pauvreté : il y a aussi la pauvreté spirituelle. Dans Saint-Mathieu, la béatitude c’est : « Heureux les pauvres en esprit ». Thérèse vit très fortement cette pauvreté spirituelle que je traduirai par cette conscience que, par moi-même, je ne peux pas répondre à l’amour de Dieu, à la hauteur de Dieu. Je ne peux pas me sauver. Je ne peux pas faire ce que Dieu me demande sans le secours de Dieu… Je suis trop pauvre et j’ai besoin sans cesse d’être guéri, d’être soigné, d’être fortifié par l’amour miséricordieux de Dieu que je ne peux recevoir qu’ici et maintenant. Ma relation à Dieu n’est pas une relation qui peut se contenter de pointillés : je suis allé à la messe dimanche, ça me suffit pour toute la semaine… Comme mon médecin m’a demandé de prendre une ampoule de vitamine D tous les mois. J’en prends une, cela dure un mois. Est-ce que cela marche pareil avec le bon Dieu ? J’ai été à la messe, ça dure une semaine ? Non ! La relation à Dieu est une relation de vivant à vivant. C’est une relation ici et maintenant, et c’est donc constamment que j’ai besoin d’ouvrir ma pauvreté à la richesse de l’amour miséricordieux de Dieu. C’est cela que Thérèse nous enseigne, et c’est pour cela qu’elle s’écriera, dans la lettre qu’elle écrit à sa sœur Marie du Sacré-Cœur, en commentaire de ce qu’on appelle le manuscrit B :

Sr chérie, comment pouvez-vous dire […] que mes désirs sont la marque de mon amour ?… Ah ! je sens bien que ce n’est pas cela du tout qui plaît au Bon Dieu dans ma petite âme, ce qui lui plaît c’est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c’est l’espérance aveugle que j’ai en sa miséricorde… Voilà mon seul trésor. (LT 197 à Sr Marie du Sacré-Cœur – 17 septembre 1896)

Aimer ma petitesse et ma pauvreté. La réponse de la Vierge Marie à l’Annonciation, c’est de dire à Dieu : « Qu’il me soit fait selon ta parole ». Marie ne dit pas : ne t’inquiète pas, j’ai compris ton plan, je vais m’en occuper… « Fais en moi ce que tu dis ». C’est cette pauvreté de cœur, cette humilité qui nous rend capable d’accueillir sans cesse la grâce de Dieu. Et la tentation que nous avons, c’est de masquer cette pauvreté, cette petitesse, en nous laissant engloutir par la possession des biens de ce monde.

Dans une lettre à l’abbé Béllière, qui est un des séminaristes qu’elle accompagne par le courrier, deux mois avant qu’elle meure, Thérèse lui écrit ceci — bien sûr, elle s’adresse à un prêtre, mais au fond, ce matin, je me dis que nous pouvons chacun recevoir cette parole comme si elle nous était adressée ici et maintenant par Thérèse :

Ah ! votre âme est trop grande pour s’attacher à aucune consolation d’ici-bas. C’est dans les cieux que vous devez vivre par avance, car il est dit : « Là où est votre trésor, là est aussi votre cœur. » Votre unique Trésor, n’est-ce pas Jésus ? Puisqu’Il est au Ciel, c’est là que doit habiter votre cœur, je vous le dis tout simplement, mon cher petit frère, il me semble qu’il vous sera plus facile de vivre avec Jésus quand je serai près de Lui pour jamais. (LT 261 à l’abbé Bellière – 26 juillet 97)

Amen

Père Emmanuel Schwab, recteur du Sanctuaire