Homélie du Père Emmanuel Schwab
Dimanche 6 octobre 2024
27ème dimanche Pendant l’Année – Année B
1ère lecture : Genèse 2,18-24
Psaume : 127 (128),1-2,3, 4-6
2ème lecture : Hébreux 2,9-11
Évangile : Marc 10,2-16
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Le Seigneur nous fait entendre la bonne nouvelle du mariage. Au fond du cœur de tout homme, qu’il soit homme ou femme, existe ce désir que l’amour vécu puisse durer. Et la bonne nouvelle du mariage que nous dévoile le Seigneur, c’est que c’est précisément le dessein de Dieu, et que c’est précisément ce dont Jésus est venu nous rendre capables.
Nous l’avons entendu dans le second chapitre du Livre de la Genèse, le plus ancien des deux récits de création : Dieu crée l’être humain.
(“Adam” en hébreu, c’est l’être humain indifférencié ; nous en avons fait un prénom masculin en français, c’est une erreur. Adam, c’est l’homme tiré de “Adamah”, le “terreux” tiré de la “terre” traduira Chouraqui.)
Cet être humain est seul au milieu de la création, il n’y a rien qui lui corresponde, aucune des autres créatures ne correspond à l’homme. Et de ce premier être humain, Dieu tire deux êtres humains différents, l’être humain masculin, l’être humain féminin, avec cet émerveillement de l’homme devant la femme : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! ». Un cri d’admiration, un cri d’émerveillement qui est à des années-lumière de la misogynie, à des années-lumière de ce qu’on appelle communément le machisme. Le chapitre 3 nous montrera comment la distorsion de la relation de l’homme et de la femme est une conséquence du péché. Il y a simplement deux êtres différents, qui, chacun créé à l’image et ressemblance de Dieu, n’épuisent ni l’un ni l’autre l’image et ressemblance. Et voilà que l’Écriture nous révèle que cette distinction de l’homme et de la femme est en vue de l’union définitive d’un homme et d’une femme, d’un époux et d’une épouse : « À cause de cela — à cause de cette distinction des deux sexes —, l’homme quittera son père et sa mère, s’attachera à sa femme et tous deux ne feront plus qu’un. » Je regrette qu’on ne traduise pas littéralement, ce que le grec a fait sur l’hébreu ; dans ces deux langues, l’expression est très belle, elle dit : ils seront deux vers une seule chair (ἔσονται οἱ δύο εἰς σάρκα μίαν). Et lorsque Jésus reprend cette parole dans l’Évangile que nous avons entendu, on reprend exactement cette manière de dire : ils seront deux vers une seule chair. J’insiste sur cette traduction car cette parole désigne un incessant mouvement : la grâce que Dieu donne, c’est de faire UN, mais cette grâce nécessite d’être vécue au présent ; il faut la vivre, la mettre en œuvre sans cesse. Le mariage n’est pas une unité acquise qu’il faut conserver, elle est une unité donnée qu’il faut construire. Le mariage est un incessant mouvement de l’un vers l’autre, une incessante construction de cette unité, qui à la fois est donnée dans cet acte initial qui crée cette unité à travers l’échange des consentements, et en même temps, est une construction permanente.
La difficulté que soulève l’Évangile, c’est que nous voyons bien que cette relation, cette construction de l’unité, est difficile ; et nous voyons bien un certain nombre de cas où elle semble devenir impossible au point que les époux se séparent. Est-il permis à un mari de renvoyer sa femme ? Jésus interroge sur la prescription de Moïse, et Jésus fait bien la distinction entre ce que Dieu a voulu et ce que Moïse a permis. Moïse, reconnait Jésus, a permis la répudiation à condition d’établir un acte de répudiation, c’est-à-dire qu’il y ait une formalisation de cela. Mais il ajoute : c’est à cause de la dureté de vos cœurs. Le cœur dur, le cœur de pierre, c’est un cœur qui est devenu incapable d’aimer jusqu’au bout de l’amour. La bonne nouvelle de l’Évangile, c’est que précisément Jésus est venu pour que nous puissions être remplis de l’Esprit Saint qui transforme nos cœurs de pierre en cœurs de chair. C’est la dernière des 7 lectures de la Vigile Pascale, au chapitre 36 d’Ézéchiel : J’enlèverai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair, je mettrai en vous mon esprit et vous vivrez. Si Jésus peut revenir au commencement de la Création en dénonçant la dureté de cœur, c’est parce quen par sa mort, sa résurrection, son ascension et le don de l’Esprit Saint à la Pentecôte, il va nous rendre capable d’aller jusqu’au bout de l’amour.
Mais l’Évangile se poursuit avec cette histoire des petits enfants : « Celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas ». Il s’agit de construire l’unité de l’amour conjugal, mais il s’agit d’abord d’accueillir un don, d’accueillir le Royaume et de l’accueillir à la manière d’un enfant. À la lumière de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, si nous méditons un peu sur l’enfance, nous voyons bien que l’enfant est celui qui n’a pas toutes les capacités, c’est celui qui fait confiance absolument dans ses parents et qui reçoit de ses parents ce dont il a besoin. L’enfant de Dieu fait une confiance absolue en Dieu. Nous savons bien comment confiance et amour, inscrits dans les vitraux de notre basilique, sont les deux derniers mots du dernier manuscrit de Thérèse, le manuscrit C. Confiance et amour envers Dieu, confiance et amour envers Jésus d’abord, confiance et amour pour accueillir la grâce de vivre le Royaume. Il s’agit de recevoir la grâce d’aimer. Mais de quoi parle-t-on quand on parle d’amour ? Spontanément, depuis bien des décennies, nous pensons que l’amour est le seul battement du cœur qui s’émerveille à la vue de l’être aimé. Et le problème, c’est que l’être aimé est un pauvre pécheur qui est faillible. Le problème, c’est que moi-même, je suis un pauvre pécheur qui suis faillible. Et quand deux pauvres pécheurs essaient de s’aimer, il est inévitable qu’ils se blessent l’un l’autre… Il est inévitable qu’ils se blessent l’un l’autre. L’engagement dans le mariage, comme dans toute amitié, c’est de consentir à l’avance à cette blessure, en décidant que l’on trouvera les moyens de guérir ces blessures, de dépasser ces blessures, finalement de vivre dans la miséricorde. Thérèse de l’Enfant Jésus vit bien pire que le mariage, parce que dans beaucoup de cas, les époux vivent un peu à distance l’un de l’autre, en tout cas dans nos sociétés avec le travail professionnel : on se rencontre le soir, le week-end, voilà… Mais les carmélites dans leur petit hectare, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y a assurément les temps d’oraison, mais on fait oraison ensemble. Et nous savons comment Thérèse est exaspérée par un bruit de bouche de la carmélite qui est à côté d’elle. Il y a les temps de solitude, mais il y a aussi beaucoup de temps où l’on est ensemble. Comment est-ce que Thérèse s’en sort pour aimer ses sœurs ? Elle le décrit très bien. Je vous relis des passages connus, mais cela fait du bien à chaque fois de les réentendre… Lorsqu’elle contemple le roi et la reine, le Christ et l’Église, elle voit qu’elle est comme un petit enfant et ce petit enfant ne peut pas faire grand-chose, si ce n’est de jeter des fleurs devant le trône de Jésus. Et elle écrit — c’est au folio 4 du manuscrit A :
Oui mon Bien-Aimé, voilà comment se consumera ma vie… Je n’ai d’autre moyen de te prouver mon amour, que de jeter des fleurs, c’est-à-dire de ne laisser échapper aucun petit sacrifice, aucun regard, aucune parole, de profiter de toutes les plus petites choses et de les faire par amour…
Et si nous pensons dans le cadre du mariage à ce que cela signifie, nous voyons qu’il y a dix mille occasions de manifester cet amour à Jésus et à son conjoint, comme Thérèse exprime cet amour à Jésus et à ses sœurs.
Et elle continue :
Je veux souffrir par amour et même jouir par amour, ainsi je jetterai des fleurs devant ton trône ; je n’en rencontrerai pas une sans l’effeuiller pour toi… puis en jetant mes fleurs, je chanterai, (pourrait-on pleurer en faisant une aussi joyeuse action ?) je chanterai, même lorsqu’il me faudra cueillir mes fleurs au milieu des épines et mon chant sera d’autant plus mélodieux que les épines seront longues et piquantes.
Jésus, à quoi te serviront mes fleurs et mes chants ?… Ah ! je le sais bien, cette pluie embaumée, ces pétales fragiles et sans aucune valeur, ces chants d’amour du plus petit des cœurs te charmeront, oui, ces riens te feront plaisir, ils feront sourire l’Église Triomphante, elle recueillera mes fleurs effeuillées par amour et les faisant passer par tes Divines Mains, ô Jésus, cette Église du Ciel, voulant jouer avec son petit enfant, jettera, elle aussi, ces fleurs ayant acquis par ton attouchement divin une valeur infinie, elle les jettera sur l’Église souffrante afin d’en éteindre les flammes, elle les jettera sur l’Église combattante afin de lui faire remporter la victoire!…
Ce que Thérèse comprend c’est que ces tout petits actes de la vie quotidienne, réalisés par amour pour Jésus, reçoivent de Jésus à qui ils sont donnés une infinie puissance pour le salut du monde. Et elle sait qu’à travers ces petits rien, Jésus donne sa puissance à lui, à ces petits riens ; pas la puissance de Thérèse. Et si nous voulons un peu développer, plus loin dans son manuscrit, au Folio 74, Thérèse dit les efforts qu’elle fait pour aimer ses sœurs, pour se changer elle-même, pour travailler, elle qui est comme chacun de nous un pauvre pécheur. Elle dit :
Je faisais aussi bien des efforts pour ne pas m’excuser, ce qui me semblait bien difficile […]. A cause de mon peu de vertu ces petites pratiques me coûtaient beaucoup et j’avais besoin de penser qu’au jugement dernier tout serait révélé, car je faisais cette remarque : lorsqu’on fait son devoir, ne s’excusant jamais, personne ne le sait, au contraire, les imperfections paraissent tout de suite…
Comme une vitre sale, on dit qu’elle est sale… une fois qu’elle est propre, on ne dit rien…
Je m’appliquais surtout à pratiquer les petites vertus, n’ayant pas la facilité d’en pratiquer de grandes, ainsi j’aimais à plier les manteaux oubliés par les sœurs et à leur rendre tous les petits services que je pouvais.
L’amour conjugal, est une grande et belle chose. Mais l’amour n’est pas d’abord de ressentir un élan : l’amour se met dans les actes. L’amour se met dans le renoncement à soi et dans le don de soi, pour servir concrètement son prochain. Et la joie de l’amour se trouve précisément là. Aucun des actes bons que nous posons, aucun des gestes d’amour que nous posons, n’est ignoré de Jésus.
Et si ceux qui nous entourent, y compris son conjoint, ne voient pas, ne savent pas remercier, ne savent pas encourager, le Seigneur, lui, voit. Non seulement le Seigneur Jésus, mais notre Père des Cieux : ton Père voit ce que tu fais dans le secret, il te le revaudra (Mt 6,6). Jésus nous donne là le secret de sa vie et le secret de son amour : il nous dit comment lui-même vit sous le regard du Père.
Demandons à sainte Thérèse de nous inspirer, jour après jour, instant après instant, comment nous pouvons très concrètement, dans l’inévitable souffrance de l’amour, trouver notre joie à nous faire les serviteurs de nos frères, parce que d’abord nous sommes serviteurs du Christ.
Amen
Père Emmanuel Schwab, recteur du Sanctuaire