Homélie du Père Emmanuel Schwab
Vendredi 1er novembre 2024
Solennité des tous les Saints – Année B
1ère lecture : Apocalypse 7,2-4.9-14
Psaume : 23 (24),1-2,3-4ab,5-6
2ème lecture : 1 Jean 3,1-3
Évangile : Matthieu 5, 1-12a
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L’Église, chaque année, nous fait entendre ces lectures pour la fête de la Toussaint, et ces Béatitudes nous dévoilent un bonheur paradoxal. Sainte Thérèse est sans doute l’un des auteurs spirituels qui est le plus paradoxal sur cette question du bonheur, puisque son bonheur, c’est de souffrir avec Jésus, ce que nous avons beaucoup de mal à comprendre. Thérèse en a la conviction, elle écrit ceci à mère Marie de Gonzague :
Le bonheur parfait ne se trouve pas dans la vallée des larmes. (LT 190 à Mère Marie de Gonzague – 29 juin 1896)
Nous le comprenons bien, nous en avons l’intuition : nous avons pu connaître de grandes joies dans notre vie, mais elles ne durent pas et nous sentons que nous aspirons à plus grand, plus beau, plus profond. Nous sommes appelés enfants de Dieu, nous dit saint Jean, nous le sommes réellement, mais ce que nous sommes et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Il nous faudra attendre la Parousie, c’est-à-dire la manifestation du Christ en gloire à la fin des temps, pour que tout nous soit révélé, y compris notre propre mystère. Mais cependant déjà, dans et par les sacrements de l’Église, le Ciel est présent sur la terre.
Le Livre de l’Apocalypse ne nous parle pas de demain, Il nous parle d’aujourd’hui : « — Ces gens-là qui sont-ils et doux viennent-ils ? — Ils viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau ». C’est bien ce qui nous est arrivé au jour de notre baptême : nous avons été blanchis par le sang de l’Agneau, nous avons été plongés dans la mort du Christ pour ressusciter avec lui de manière sacramentelle, c’est-à-dire réelle, mais voilée. Ce que nous serons ne paraît pas encore clairement. Ainsi, ce qu’exprime ce passage du Livre de l’Apocalypse décrit notre situation : Et ces gens vêtus de robes blanches, qui sont-ils ? Eh bien, ils sont devant le trône et devant l’Agneau, ils chantent la gloire de Dieu. Ils reconnaissent d’abord que le salut appartient à Dieu, ils se prosternent devant lui et ils chantent sa gloire : « Louange, gloire, sagesse et action de grâce, honneur, puissance et force à notre Dieu, pour les siècles des siècles ! Amen ! » Voici la situation spirituelle des baptisés ; mais elle ne se vit pas de manière automatique, c’est à nous de la vivre. C’est à nous de reconnaître que le salut appartient à Dieu, que c’est Dieu qui est l’unique Sauveur et qui réalise ce salut en Jésus. Ce n’est pas moi qui suis mon sauveur… Et sur ce chemin, Thérèse est vraiment une maîtresse spirituelle pour nous apprendre à voir que l’œuvre de Dieu est toujours première dans nos existences, qu’il s’agit d’accueillir ce que Dieu fait et de répondre par un amour de réciprocité. Ayant reconnu que ce salut nous est donné sans cesse par Dieu en Jésus, il s’agit de laisser monter notre louange pour reconnaître les bontés de Dieu.
À l’abbé Bellière, Thérèse écrit ceci en avril 1897 :
Ne croyez pas que ce soit l’humilité qui m’empêche de reconnaître les dons du bon Dieu, je sais qu’Il a fait en moi de grandes choses et je le chante chaque jour avec bonheur. Je me souviens que celui-là doit aimer davantage à qui l’on a plus remis, aussi je tâche de faire que ma vie soit un acte d’amour…
Savons-nous toutes les merveilles que Dieu a fait pour nous ? En avons-nous conscience ? Prenons-nous parfois le temps de regarder, depuis le moment où Dieu nous a appelés à l’existence, tout ce que le Seigneur a fait pour nous ? Et comment lui rendons-nous grâce quotidiennement ?
Thérèse continue :
… je ne m’inquiète plus d’être une petite âme, au contraire je m’en réjouis. Voilà pourquoi j’ose espérer que “mon exil sera court” mais ce n’est pas parce que je suis prête ; je sens que je ne le serai jamais si le Seigneur ne daigne me transformer Lui-Même ; Il peut le faire en un instant ; après toutes les grâces dont Il m’a comblée j’attends encore celle-là de sa miséricorde infinie. (LT 224 à l’abbé Bellière)
L’Évangile des Béatitudes nous fait entendre un bonheur paradoxal. Le monde dans lequel nous vivons n’exalte pas la pauvreté de cœur ou la pauvreté en esprit, n’exalte pas les pleurs, n’exalte pas la douceur, n’exalte pas la faim et soif de justice. Il exalte de moins en moins la miséricorde. Il n’aime plus la pureté de cœur… Ce monde violent depuis le chapitre III du Livre de la Genèse ne s’arrange pas. Il y a peu d’artisans de paix visibles, il y a beaucoup de persécutés pour la justice et les chrétiens rencontrent, dans bien des parties du monde, de l’opposition. « Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse », dit Jésus, et Thérèse cherche son bonheur dans le Ciel présent sur la terre, c’est-à-dire en Jésus. Elle écrit à Céline en juillet 1894 :.
Garder la parole de Jésus, voilà l’unique condition de notre bonheur, la preuve de notre amour pour Lui. Mais qu’est-ce que cette parole ?… Il me semble que la parole de Jésus, c’est Lui-même… Lui Jésus, le Verbe, la Parole de Dieu !… […] Jésus nous prépare déjà son royaume, comme son Père le lui a préparé. Il nous le prépare en nous laissant dans l’épreuve, Il veut que notre visage soit vu des créatures, mais qu’il soit comme caché afin que personne ne nous reconnaisse que Lui seul !… Mais aussi quel bonheur de penser que le Bon Dieu, la Trinité tout entière nous regarde, qu’elle est en nous et se plaît à nous considérer. (LT 165 à Céline – 7 juillet 94)
Ce regard de Dieu sur nous, sur chacun de nous… Thérèse comprend que ce regard de Dieu n’est pas le regard d’un surveillant qui a son fouet à la main et qui attend la moindre faute pour châtier, mais que c’est un regard de miséricorde qui trouve sa joie à contempler sa créature. Thérèse sait bien sa faiblesse, et elle accueille ce bonheur en gardant la parole de Jésus.
Et on voit bien, quand on lit ses écrits, que la Parole de Dieu habite profondément son cœur, puisqu’elle ne cesse de la citer où elle ne cesse d’en faire sa propre parole. Mais aussi ce bonheur que découvre Thérèse, c’est de marcher avec Jésus, de prendre le même chemin que lui. Et puisque lui a offert sa vie pour nous, et qu’il a souffert sa Passion et sa Croix pour nous — et quand je dis “pour nous”, c’est pour chacun de nous ; chacun de nous doit pouvoir dire avec saint Paul : « le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20) —, alors Thérèse a le désir d’en faire autant en réciprocité d’amour pour Jésus.
Elle écrit à Céline le mois suivant :
Quel bonheur de souffrir pour Celui qui nous aime à la folie et de passer pour folles aux yeux du monde. (LT 169 à Céline – 19 août 1894)
C’est sans doute un des points qui nous est le plus difficile à comprendre chez sainte Thérèse : cet amour de la souffrance. Elle n’aime pas la souffrance pour elle-même, mais elle aime la souffrance parce que, dans cette souffrance, elle rejoint Jésus, parce que, dans cette souffrance, elle partage la Passion de Jésus. Cette contemplation du Verbe de Dieu qui s’est fait homme, qui, s’étant fait homme, a voulu mourir sur la croix, et qui, dans un abaissement plus grand encore, a voulu nous laisser le mystère de sa présence dans l’Eucharistie. Ce triple abaissement de l’Incarnation, de la Croix et de l’Eucharistie fascine Thérèse et elle veut elle-même entrer dans ce mouvement. Et elle comprend que ce mouvement comprend la souffrance.
Dans « Étoile au grand large », Guy de Larigaudie a cette phrase magnifique :
« Le monde où nous vivons n’est pas à notre taille. Et nous avons le cœur gros, parfois de toute la nostalgie du ciel. »
Thérèse fabrique un petit billet pour ses trois sœurs carmélites en juin 1897, elle écrit : Je ne trouve rien sur la terre qui me rende heureuse ; mon cœur est trop grand, rien de ce qu’on appelle bonheur ne peut le satisfaire. Ma pensée s’envole vers l’Éternité, le temps va finir !… mon cœur est paisible comme un lac tranquille ou un ciel serein ; je ne regrette pas la vie de ce monde, mon cœur a soif des eaux de la vie éternelle !… Encore un peu et mon âme quittera la terre, finira son exil, terminera son combat… Je monte au Ciel… je touche la patrie, je remporte la victoire !… Je vais entrer dans le séjour des élus, voir des beautés que l’œil de l’homme n’a jamais vues, entendre des harmonies que l’oreille n’a jamais entendues, jouir de joies que le cœur n’a jamais goûtées… Me voici rendue à cette heure que chacune de nous a tant désirée !… Il est bien vrai que le Seigneur choisit les petits pour confondre les grands de ce monde… Je ne m’appuie pas sur mes propres forces mais sur la force de Celui qui sur la Croix a vaincu les puissances de l’enfer. Je suis une fleur printanière que le maître du jardin cueille pour son plaisir… Nous sommes toutes des fleurs plantées sur cette terre et que Dieu cueille en leur temps, un peu plus tôt, un peu plus tard… Moi petite éphémère je m’en vais la première ! Un jour nous nous retrouverons dans le Paradis et nous jouirons du vrai bonheur !…(LT 245 à ses trois sœurs carmélites – Juin 1897)
Puisse, frères et sœurs, la fréquentation de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus nous donner le goût du Ciel, nous donner de garder le regard fixé sur ce beau Ciel, sur ce paradis vers lequel nous marchons, et de vivre cette vie ici-bas, en faisant nos choix en fonction de ce Ciel vers lequel nous marchons.
Oui, Dieu nous veut saint avec lui. Il nous a donné les prémices de cette sainteté dans le baptême. Il s’agit pour nous, à la suite de Jésus, en réponse d’amour à cet amour qui nous précède, de déployer cette sainteté pour réjouir le cœur de Dieu.
Amen
Père Emmanuel Schwab, recteur du Sanctuaire